Paris, le 4 avril 2019
Du 2 au 4 février dernier s’est tenue à Paris la « première rencontre intergénérationnelle des survivants de la Shoah, combattants juifs, enfants cachés, Justes de France ». Organisé par le Mémorial de la Shoah et une trentaine d’associations, dont le Centre Simon Wiesenthal et son émanation, l’association Verbe et Lumière – Vigilance, ce forum a rencontré un franc succès, avec plus de six cents participants.
Toutes les générations y étaient réunies autour d’intérêts communs, pour les aider à regarder le passé et à aller vers le futur, renouveler les anciennes amitiés et en nouer de nouvelles, travailler à la transmission, assurer la mémoire de la Shoah, continuer les combats contre l’antisémitisme et l’oubli. Le Forum Générations de la Shoah veillait sur la mémoire des 6 millions de Juifs exterminés dans la Shoah dont 1,5 million d’enfants.
Une cinquantaine d’associations apportaient leur soutien financier à ce forum. Pour sa part, l’association Verbe et Lumière – Vigilance y contribuait avec une subvention de 3 000 euros.
Des intervenants de renom, tels Boris Cyrulnik, Jean-Claude Grumberg, le Grand Rabbin Olivier Kaufmann ou Serge Klarsfeld ont animé ateliers et conférences, divisés en trois sessions : « L’histoire de ma famille en héritage » (sept ateliers), « La transmission sous toutes ses formes » (trois conférences suivies de sept ateliers), et « Agir pour se souvenir, transmettre et prévenir » (six ateliers).
Au nombre de cette dernière session, Richard Odier, président du Centre Simon Wiesenthal France et de l’association Verbe et Lumière – Vigilance, est intervenu dans l’atelier qui a fait salle comble : « Lutter contre l’antisémitisme contemporain : échange entre militants, responsables publics et communautaires, et générations. » Voici son allocution.
De gauche à droite : Sacha Ghozlan (UEJF), Jonathan Arfi (Crif), Rabbin Michel Serfaty (AJMF), Alice Tajchman (FMS),
Richard Odier (CSW), Annette Bloch (Licra Lyon), Jacques Fredj (Mémorial de la Shoah).
Allocution de Richard Odier, président du Centre Simon Wiesenthal France et de l'association Verbe et Lumière - Vigilance
« Afin d’apporter ma réflexion à cet atelier, l’héritage de Simon Wiesenthal à l’appui, je propose deux préalables, quatre constats et trois courtes conclusions.
« Préalables
« Nous devons admettre que le fameux ‘‘devoir de mémoire’’ ne fonctionne pas pour lutter contre l’antisémitisme :
« 1. Une enquête publiée par la chaine CNN à l’occasion des cérémonies anniversaires de la libération du camp d’Auschwitz de janvier 2018 indique que 25 % des jeunes Français disent ne pas connaître la Shoah – alors même que ce programme a été étudié au minimum trois fois dans le cursus scolaire obligatoire. Ce n’est ni un problème de professeurs ni d’écoles à ce niveau, mais de ‘‘phénomène’’. En l’occurrence, la Shoah ne marque pas les esprits ! Par ailleurs, cette enquête révèle qu’un quart des personnes interrogées en Europe trouvent que les Juifs ont ‘‘trop d’influence’’. Je ne commenterai pas ce ‘‘trop’’ !
« 2. Je suis intervenu à la remise du prix Annie et Charles Corrin du FSJU (Fonds social juif unifié) récompensant le meilleur programme scolaire sur l’éducation de la Shoah, en janvier 2018, dans l’établissement public le plus prestigieux de Paris, le lycée Louis-le-Grand. Boris Cyrulnik y remettait ce prix. Or, malgré la remarquable présence du proviseur, aucun élève de ce temple de la République n’est venu à cet événement. Aucun élève des fameuses classes préparatoires, qui pourtant connaissent tous Boris Cyrulnik et qui auraient sûrement eu une excellente note pour un devoir sur les génocides. On voit ainsi une parfaite dichotomie entre engagement et éducation, entre savoir et empathie.
« Constats
« 1. La Justice ne peut résoudre tous les problèmes liés à l’antisémitisme. On ne peut trouver de justice complète après un génocide. Pour la Shoah, il n’y a eu que quelques centaines de procès de 1945 à 1947, souvent liés à une justice militaire, comme les procès de Nuremberg. De 1949 à 1970, il n’y aura que quelque six mille jugements, alors que le crime a été commis par des centaines de milliers de personnes. À la suite de ces procédures, il n’y aura en réalité que quelques condamnations. Les grands chasseurs de nazis, tels que Simon Wiesenthal ou Beate et Serge Klarsfeld, ont été seuls dans leur combat, entourés par une petite poignée de militants.
« 2. Comme le disait Axel Corti il y a plus de trente ans dans son formidable film Welcome in Vienna : ‘‘Ils ne nous pardonneront pas le mal qu’ils nous ont fait.’’ Les plus de 69 % d’actes antisémites du premier semestre 2019 en France, comme les sondages sur les préjugés de CNN, montrent combien sa prophétie fut juste.
« 3. L’erreur des leçons de la Shoah est de n’avoir pas fait comprendre que cette catastrophe n’est pas un événement calendaire 1939-1945 ou même 1933-1945, mais qu’elle se place dans une histoire millénaire de préjugés, ‘‘d’enseignement du mépris’’ à l’encontre des Juifs. Si l’on enseigne le sort de nos six millions de frères et sœurs avec cette seule vision de la Seconde Guerre mondiale, alors on ne comprend rien au phénomène et il ne devient qu’un ‘‘accident’’, certes tragique, de ‘‘l’Histoire’’.
« 4. La Shoah a généré ou amplifié le sentiment de précarité existentielle des Juifs. Cette destruction a porté un souffle au-delà de l’événement. Néanmoins, on est fille et fils de déportés, descendant de survivants, mais on n’est pas déporté de père en fils. Et donc, pour ceux qui ne veulent pas le comprendre, et pourtant on entend leur souffle pleinement, on n’est pas colonisé ou indigène de pères/mères en fils/filles !
« Distinguer les choses, être précis sur les mots, c’est la définition même du judaïsme, selon le Grand Rabbin français Olivier Kaufmann. Pas de concurrence des mémoires, écoute de l’Autre, empathie, voire militantisme commun lorsqu’il y a respect, comme le fait le Centre Wiesenthal au sein du Collectif Urgence Darfour, dirigé par l’ancien président de Médecins du Monde, Jacky Mamou, avec nos amis arméniens, tutsis du Rwanda, mais surtout avec nos frères humains, de la Licra à SOS Racisme.
« Conclusions
« 1. Pour combattre l’antisémitisme, on se doit d’être précis, vigilants, intègres, et de refuser toute globalisation de l’Autre (les Arabes, les Noirs, les femmes, les roux, les séfarades…).
« 2. La deuxième action passe encore par le vote républicain, et notamment celui, obligatoire pour les prochaines élections européennes, de refuser les extrêmes et les populistes de l’extrême gauche et de l’extrême droite.
« 3. A la question sur l’optimisme ou le pessimisme, nous connaissons tous la fameuse blague juive disant que les pessimistes finirent à Hollywood quand les optimistes finirent à Auschwitz. En réalité cette histoire ne reflète pas la vision de deux grands prophètes du judaïsme contemporain :
« Le premier, un Cohen évidemment, Leonard de son prénom, le chanteur et poète canadien, qui, à la question ‘‘Êtes-vous optimiste ou pessimiste ?’’ répondait avec sagesse : ‘‘Je suis un prophète de la catastrophe.’’ Lorsque le tonnerre gronde mais qu’il ne pleut pas, l’optimiste dit ‘Il ne pleuvra pas’’, le pessimiste dit ‘‘Il va pleuvoir’’. Le Juif est obligé d’attendre pour agir en fonction du moment. On se doit d’être agile en permanence.
« Le second grand prophète du judaïsme contemporain, c’est David Ben Gourion, qui, dans le même esprit que Leonard Cohen, disait que l’essence même du judaïsme est le momentum.
« Pour l’antisémitisme, c’est la même chose : on doit s’adapter en permanence, il mute et nous devons constamment proposer des actions du moment. »